le Vendredi 9 juin 2023
le Mardi 8 Décembre 2020 3:45 Politique

1970 : «la femme» devient un enjeu de société au Canada

Les commissaires de la Commission royale sur la situation de la femme au Canada. Photo de W. H. Olson. Avec l’autorisation de Dominion Wide Photographs Limited. — Source : Bibliothèque et Archives Canada.
Les commissaires de la Commission royale sur la situation de la femme au Canada. Photo de W. H. Olson. Avec l’autorisation de Dominion Wide Photographs Limited.
Source : Bibliothèque et Archives Canada.
1970 : «la femme» devient un enjeu de société au Canada
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Comment arriver à l’égalité entre hommes et femmes dans la société canadienne? À la fin des années 1960, le gouvernement fédéral demande à la journaliste Florence Bird d’étudier la question et de lui proposer des pistes de solutions. Les répercussions s’en font encore sentir 50 ans plus tard.

Pendant trois ans, la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada choque, mobilise, ébranle… Finalement, le 7 décembre 1970, l’équipe Bird présente un rapport contenant 167 recommandations pour tenter d’améliorer la qualité de vie des Canadiennes.

L’exercice livrera des résultats, leur donnant, entre autres, droit à des congés de maternité et en leur ouvrant de nouveaux horizons professionnels.

Il y a 50 ans…

Dès 1967, les commissaires de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada constatent que même si près de 60 % des Canadiennes souhaitent combiner carrière, mariage et maternité, le moule de subalterne au foyer, comme sur le marché du travail, demeure bien en place.

Ces années-là, peut-on encore lire dans le rapport Bird, le tiers des femmes sont sur le marché du travail. Une fois mariées, elles quittent souvent leur emploi parfois parce que leur employeur les y oblige. Les congés de maternité n’existent pas (sauf en Colombie-Britannique) et l’avortement constitue un crime.

Sondages et études démontrent que la moitié de la population masculine estime que la place de la femme est au foyer. Aussi, qu’il est préférable que les postes décisionnels soient occupés par des hommes.

Les statistiques prennent vie

Au début de son mandat, la Commission Bird n’a pas de chiffres à se mettre sous la dent. Les études portant sur la réalité des femmes au Canada sont très rares.

Les commissaires doivent commander quarante études sociologiques pour faire un portrait de la situation, notamment sur le revenu et l’imposition, les immigrantes, la main-d’œuvre dans les grands magasins et les banques, la participation civique et politique et les garderies.

Si les études sont importantes pour mesurer, évaluer et analyser, les commissaires veulent les doubler de témoignages et parler aux femmes — pas juste aux experts et aux organismes qui les représentent. Ils veulent parler aux vraies femmes, dans leur milieu.

Ils distribuent des dépliants dans les centres commerciaux et les bibliothèques. Ils tiennent des audiences publiques dans les sous-sols d’église et les auditoriums d’école.

L’appel à toutes est entendu : la Commission reçoit 468 mémoires et 1000 lettres-témoignages. Elle tient 37 jours d’audiences qui rassemblent chaque fois de 300 à 500 personnes. Dans 14 villes de chacune des provinces, aux Territoires du Nord-Ouest et au Yukon, près de 900 personnes témoignent.

Certains constats sont positifs : la condition féminine s’améliore! Les écoles supérieures font de plus en plus de place aux femmes, les femmes travaillent de plus en plus hors foyer, même mariées, et leur espérance de vie a bondi de 14 ans en quelques décennies seulement.

N’empêche que la Commission a fort à faire pour remplir son mandat «d’assurer aux femmes des chances égales à celles des hommes dans toutes les sphères de la société canadienne».

Les commissaires émettent 167 recommandations pour tenter un rattrapage. Celles-ci visent le droit de la famille, l’accès aux postes de direction et aux forces de l’ordre, la parité salariale et l’accès à l’éducation aux adultes et aux services d’orientation.

Elles s’adressent au fédéral, mais aussi aux provinces et territoires, aux municipalités et même au secteur privé. Les inégalités se font sentir partout.

Les mères peuvent travailler

La question centrale, s’il en est une, est celle de l’autonomie financière, relève l’historienne Camille Robert : «[Le rapport] va inclure des propositions contre la discrimination salariale et l’accès à plus de carrières pour [que les femmes] ne soient plus reléguées à des postes de secrétaires ou d’infirmières.»

La prolifique historienne souligne aussi que la Commission suggère que les femmes peuvent envoyer les enfants à la garderie pendant qu’elles travaillent «pour qu’elles aient plus facilement accès à des emplois à temps plein plutôt qu’à temps partiel, ce qui a des répercussions sur les possibilités d’avancement professionnel».

Le rapport Bird suggère aussi que les femmes devraient avoir droit à un congé de maternité en vertu du programme d’assurance-chômage — ce qui arrivera dès 1971.

Oui à l’avortement!

Les recommandations qui soulèvent le plus de passions sont celles entourant la régulation des naissances. Un pas est déjà franchi avec le «bill omnibus» de 1969 de Pierre E. Trudeau, qui décriminalise la promotion de la contraception et la pratique des avortements thérapeutiques et qui fait sortir l’homosexualité du Code criminel.

Mais la Commission Bird plaide en faveur de la pratique de l’avortement par les médecins au cours des 12 premières semaines de grossesse. Passé cette marque, l’avortement thérapeutique pourra être considéré.

«Il y a des commissaires qui vont se dissocier de cette recommandation-là», remarque Camille Robert. Pour certains, la question de la vie, même embryonnaire, n’est pas du ressort de la commission. D’autres estiment que la recommandation est frileuse. Chose certaine, c’est que la question de l’avortement, demeure, encore aujourd’hui, une question épineuse.

Trop loin ou trop dans le moule? 

Comment la société, déjà divisée sur la question «de la femme», accueille-t-elle le rapport et ses 167 recommandations? Les réactions vont dans toutes les directions.

Pour l’historienne Camille Robert, la diversité des réactions peut même être plus intéressante que le rapport lui-même, avec le recul.

«Ça va déranger beaucoup», estime sa collègue Valérie Lapointe Gagnon. Dès le départ, la commission reçoit un accueil parfois très froid : «Florence Bird va recevoir des menaces chez elle, on va l’appeler pour lui dire de ne pas entrer sur ce terrain-là», illustre l’historienne établie en Alberta.

Une fois le rapport déposé, le Toronto Star réagit vivement : il le juge radical, «plus explosif qu’une bombe à retardement».

L’écho est aussi retentissant chez les femmes des milieux traditionnels. La Commission estime que la présence des mères auprès des plus jeunes enfants n’est pas nécessaire à temps plein et qu’il est tout à fait légitime de travailler à l’extérieur du foyer.

Pourquoi vouloir faciliter la présence des femmes sur le marché du travail? Placer les enfants d’âge préscolaire en garderie? Les ménagères se sentent en perte de légitimité devant de telles recommandations.

De l’autre côté du spectre se trouvent celles qui croient que le rapport enlise la femme en la poussant dans une structure sociale dominée par les hommes. «Certains, certaines vont juger qu’on est rendus ailleurs, remarque Valérie Lapointe Gagnon, que les commissaires sont trop restés dans le patriarcat.»

C’est le cas du Front de libération des femmes (FLF) au Québec, ou encore de la Fédération des unions de familles, qui y voit «toutes sortes de quémandages». «Ces groupes-là vont poser des gestes radicaux», note Camille Robert : ils choisissent les gestes d’éclat plutôt que des demandes de réforme.

Au centre, on souligne la position libérale des commissaires.

Bref, les visions s’entrechoquent.

Crédit : Frank Royal – Office national du Film du Canada/Bibliothèque et Archives Canada; Fonds de l’Office national du film

Femme-objet… de recherche

Effet collatéral, la Commission Bird sur la situation de la femme au Canada devient catalyseur de changement social.

À sa suite, des conseils et des ministères sur le statut de la femme naitront au fédéral, dans les provinces et territoires. S’ajouteront plusieurs organismes de défense des droits des femmes, comme le Comité canadien d’action sur le statut de la femme qui veillera à ce que le rapport n’accumule pas la poussière.

Surtout, la nécessité de la Commission d’avoir accès à des données et des études chiffrées a contribué à ouvrir le champ de recherche, aujourd’hui incontournable, de l’étude des femmes.

Crédit : Hugo St-Laurent

Dépassées ou bossy… mais publiques!

Pour Florence Bird, les audiences de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme doivent rejoindre le grand public.

À sa demande, elles se déroulent dans des lieux faciles d’accès, mais elles sont aussi télédiffusées à la CBC.

Lors des premières journées de transmission, les caméramans multiplient les gros plans sur les gros chapeaux, les tricoteuses et les femmes endormies.

«On va traiter ces femmes-là de façon souvent méprisante», a constaté Valérie Lapointe Gagnon à la lecture de The Satellite Sex. The Media and Women’s Issues in English Canada, 1966–1971, signé par Barbara M. Freeman et paru chez Wilfrid Laurier University Press en 2001.

«On va dire que ce sont des femmes laides, des femmes qui sont bossy. Certains ne veulent pas les voir», ajoute Valérie Lapointe Gagnon.

D’autres accueillent toutefois positivement le débat qui devient public. Pour bien des observateurs, c’est là l’un des grands legs de la Commission Bird : faire de la situation des femmes un enjeu de société, pas juste une question du domaine privé.