le Samedi 25 mars 2023
le Lundi 10 mai 2021 20:51 Courrier des lecteurs

Ma Laurentienne n’est pas Laurentian University

Benoît Cazabon est un ancien étudiant, professeur, directeur, «quêteur» de porte, de la Laurentienne, fondateur de l’Institut franco-ontarien... — Photo : Archives et Creative Commons
Benoît Cazabon est un ancien étudiant, professeur, directeur, «quêteur» de porte, de la Laurentienne, fondateur de l’Institut franco-ontarien...
Photo : Archives et Creative Commons
par Benoît Cazabon

Une université bilingue à Sudbury sonne le glas. Je le regrette c’est mon alma mater. Voyez-y un symbole concentré de la vie du bilinguisme institutionnel au Canada. Il faudra du temps aux francophones de l’Ontario pour bien vivre ce deuil. Il en faudra davantage pour renverser l’effet ravageur de cette débandade. Prenons notre temps, il est devant nous. À partir d’ici maintenant.

J’utilise un possessif dans le titre. Mon université, mes études, mon développement de jeune adulte. Je n’expliquerai rien. Je vais raconter ma vie à la Laurentienne. «Je»? Oui, le «je» de nous tous et toutes. Le «nous» d’une communauté en route vers son devenir collectif, celui d’être semblable à tous les peuples par sa différence. Droit universel.

Mon expérience avec la Laurentienne remonte à 1956, soit un an avant la fondation de l’Université de Sudbury, quatre ans avant celle de la Laurentienne. À 12 ans, un mot nouveau apparaissait dans mon village. La «drive» pour la fondation de l’université, une cueillette de fonds. C’était pour l’Université de Sudbury, catholique et française à l’époque. Un gros thermomètre sur le parterre du presbytère annonçait que les paroissiens avaient atteint la cible. Mon père me disait : «c’est important de contribuer. Un jour, tu iras à cette université». 

J’y ai obtenu mon premier diplôme en 1968. Je terminais trois belles années de vie universitaire. Tous mes cours se donnaient en français à part les cours de littérature anglaise que j’avais choisis par intérêt. Biologie en français, astronomie en français, psychologie, histoire, philosophie, tout. Une exception, éducation physique, j’avais opté pour les moins cruels : danse et golf! Les profs? Européens ou jésuites. J’ai même eu un imposteur, Léandre Page, sans diplômes. Il fut dénoncé par un collègue, ancien membre de l’Interpole. À ce jour, je vous assure que ses cours étaient enivrants : Rabelais, Voltaire et le pastiche comme exercice de style, à la Grimm! Rabelais et les voyages de Jacques Cartier (histoire de pastiche aussi!). Faussaire, mais érudit. L’université doit savoir inspirer. Je me suis souvent demandé ce que valaient ces trois crédits d’un professeur dénoncé. Que dire d’un diplômé d’une université en banqueroute?

Au printemps 1968, à la cafétéria, un dernier café avec le directeur du département de français, André Girouard s.j. Nous discutions de nos plans d’avenir. Chacun annonçait son choix : Ottawa, Montréal, Québec, l’École normale, le travail. J’étais tiraillé. 

L’année précédente, le père Girouard m’avait fait une proposition qui marqua mon avenir professionnel. «Que dirais-tu que l’on te paye un stage de formation à l’université Laval offert par le CREDIF (Centre de recherche et de diffusion du français) de l’École normale supérieure de Saint-Cloud en France? Il te préparera à enseigner le français langue seconde. Tu pourrais revenir donner un cours d’été.» Dix semaines d’une méthodologie si nouvelle pour moi. Or, quelques jours avant la rencontre à la cafétéria, il m’avait fait une seconde proposition : «Pourquoi ne resterais-tu pas une 4e année pour obtenir un B.A. spécialisé? Tu as déjà cumulé quatre des cinq cours exigés. Ce serait dommage de ne pas les mettre à profit dans un diplôme. En même temps, tu pourrais enseigner un ou deux cours de langue seconde. Tu serais mieux préparé pour les études supérieures». La sécurité ou le risque?

Juste avant de quitter le petit groupe, Girouard avait lancé à la blague : «Ce sont toujours les meilleurs qui quittent en premier». Ma décision de «partir» fut prise sur le champ. À l’automne, je m’inscrivais à la Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence. Sa boutade m’avait piqué. Rester à la Laurentienne voulait dire être perdant. C’est souvent ce genre d’image qui façonne l’estime de soi, le sens donné à ses origines. Pourtant, après avoir fréquenté plusieurs autres universités, j’ai su assez vite que la Laurentienne n’avait rien à envier aux autres. L’université favorise qu’on s’apprenne des choses sur la vie. C’est surtout un milieu de découverte, de socialisation, d’expression de sa créativité et de sa capacité à exprimer ses désirs profonds. Devenir adulte, une émancipation!

Chaque été, je revenais à la Laurentienne y enseigner le français langue seconde grâce aux stages intensifs du programme de bourses de Patrimoine canadien, le Secrétariat d’État à l’époque. Le soir, à la résidence, j’invitais Robert Paquette et ses amis. La Laurentienne française! Nous écoutions Dépêche-toi, Soleil, Jamaïca : sobres et longues soirées de plaisir à entendre les nôtres. 

Quatre ans plus tard, retour comme chargé de cours. Sudbury francophone avait fait un bond en avant : Prise de parole, la Slague, la Nuit sur l’étang, CANO, le festival Boréal, une effervescence culturelle inouïe. Je deviens directeur adjoint à la section «Langue» du département de français en 1974. Le directeur est tout heureux de me laisser le représenter à la rencontre annuelle des directeurs des départements de français de l’Ontario. J’ai cru à un traitement de faveur. Surprise : la réunion se déroule en anglais. Oui, il y avait des directeurs de French Departments unilingues. Grand réveil d’un petit naïf! 

Revenu à ma Laurentienne, je crée coup sur coup, un programme intensif de français langue seconde (nulle part ailleurs cela n’a existé sinon par le programme de bourses d’été subventionné par le Fédéral) et un programme en linguistique. En 1976, je rassemble cinq collègues et nous fondons l’Institut franco-ontarien. Un organisme voué à l’étude de l’Ontario français : documentation, recherche, publication. De jeunes professeurs franco-ontariens développent des contenus de cours sur l’Ontario français. Première génération. Nous étions jeunes et sans peur. Pour nous instruire, nous invitons, entre autres, Gérard Bouchard, fondateur d’un Centre régional à Chicoutimi. Comment obtenir des subventions? Nous l’apprenions en faisant, point à la ligne. Créatif, aussi.

Premier colloque en 1978 : Langue maternelle, langue première de communication? Nous pouvions commencer à nourrir notre savoir en histoire, sociologie, éducation, linguistique. Nous pouvions enseigner des cours nouveaux portant sur ces réalités. 

Permettez une anecdote qui situe le statut du français dans une université bilingue. Il nous fallait un local où loger l’Institut franco-ontarien. La faculté d’éducation était la seule uniquement de langue française. Son doyen nous offre une salle. Salle de repos pour les professeurs. Divan, cafetière, aucun bureau ou téléphone, ni étagère. Sans porte! Je m’invite chez le vice-recteur et je quête une «porte». Une semaine plus tard, nous la baptisions la porte Allaire du nom du vice-recteur. Nous colonisions les lieux! L’Institut franco-ontarien situé à l’université Laurentienne, non «de» l’université Laurentienne. Déjà, nous sortions du modèle de l’université bilingue. 

Ce ne sont pas des liens de cause à effet : cependant, il y a sûrement une concomitance entre la recherche et les retombées dans la société environnante. Programme-cadre de français, actualisation linguistique, francisation, intégration raciale, projet d’excellence pédagogique de l’Ontario, l’Office de la langue française en Ontario, le GIEFO, (Groupement interuniversitaire des études franco-ontariennes), l’aménagement linguistique des écoles françaises, la SULFO (Société pour l’université de langue française de l’Ontario). Les 40 ans de la RNO, Revue du Nouvel Ontario, fêtés en 2018, le confirmeront. Toujours en avance sur son milieu ou en synchronie. Il y aura aussi quelques colloques pour l’attester. Qu’en restera-t-il avec la disparition de la Laurentienne? Où loger l’Institut franco-ontarien? Qui va le faire vivre? Les professeurs limogés? Les étudiants sans cours en français?

Mon parcours laurentien est semé de deuils. En 1987, je quitte la Laurentienne et crée le CRÉNO (Centre de recherche en éducation du Nouvel Ontario). Situé à Sudbury, c’était un centre d’appui à l’éducation en français. Institut unilingue francophone, malgré le fait qu’il fut relié à OISE (Ontario Institue for Studies in Education) de l’Université de Toronto. Autonomie totale! J’y étais accompagné de belles équipes d’assistants-chercheurs et chercheuses. Nous avons laissé lors de ce parcours des études de qualité. Je pense à ces personnes extraordinaires qui ont cru en notre mission. Plusieurs avaient suivi mes cours de linguistique. Je pense aussi aux responsables de l’éducation qui m’ont fait confiance et avec lesquelles je partageais le fruit de ces recherches. Gratitude! En parallèle, j’organise un programme de maitrise en éducation. Quelque 50 personnes y obtiennent un M. éd., sans devoir se déplacer de leur milieu : les balbutiements de l’enseignement à distance et des cours d’été sur le campus de la Laurentienne. Pourquoi pas? Colonisons notre milieu, nous sommes chez nous. Je quitte Sudbury en 1990. Deux ans plus tard, le CRÉNO disparaissait.

En 1988, je fonde l’ACREF (Alliance des responsables et des enseignants en français) six congrès plus tard, quelques publications et des projets de formation des maitres dans plusieurs provinces, cette association pouvant réunir 10 000 enseignants disparait en 2001. 

Beaucoup de disparitions parmi ces jeunes entreprises. C’est rapidement raconté. L’histoire d’une vie professionnelle en quelques lignes. Pour les intéressés, mon curriculum vitæ comprend 30 pages! J’ai pris la peine d’avertir ceux et celles qui suivent encore ces péripéties. Il s’agit de moi. Tous ceux et celles qui sont passés par la Laurentienne ont leur parcours personnel tout aussi riche. Une communauté se construit par la contribution de chacun transformée en projets collectifs. Plus la complétude institutionnelle se réalise moins grande est la dispersion des membres et l’effritement de la société. Or, vous l’avez bien compris, la fragilité institutionnelle en milieu minoritaire est toujours présente. 

Je ne crois pas que la vie et la mort s’opposent. Nous avons peu d’emprise sur notre arrivée en ce monde ou notre départ. Par contre, ce que nous faisons entre ces deux moments dépend de nous. Il en va un peu autrement des institutions. La vitalité des individus, leur créativité, leur conscience, leur leadeurship peuvent influencer les destinées collectives. Leur arrivée et leur disparition. Une université Laurentienne meurt uniquement parce que l’énergie positive n’a pas été mise à sa pleine contribution. 

L’institution était périmée depuis fort longtemps. Quelque part au Canada, on ne croit toujours pas qu’une minorité épanouie contribue au grand ensemble. Combien il en coute de laisser nos Autochtones dans l’état qu’on leur connait? Pareillement, un Sudbury francophone énergique enrichit la société entière. La Laurentienne y contribuait.

Ici, il mérite d’élargir la participation au débat. On prépare une nouvelle mouture de la loi 101 au Québec. La ministre du Patrimoine canadien promet des changements à la Loi sur les langues officielles dans un livre blanc sorti en février.

Aux Québécois, une réflexion : quand la vie en milieu minoritaire ressemble à celle de sa majorité (le Québec), il faudrait lire les signaux. J’entends : quand la francophonie hors Québec annonce ce qui advient dans un Québec majoritairement francophone, il est temps de sonner l’alerte. Pas de loi 101 rapiécée !  

Au ministère du Patrimoine canadien. J’allais dire qu’il faut une belle dose de courage. Non, il suffirait d’une volonté claire de vous départir d’une idéologie fabriquée et de pratiques fausses par lesquelles vous prétendez qu’il y a deux minorités, donc traitement symétrique pour les deux. La notion de dualité linguistique telle qu’appliquée sert de paravent pour maintenir le déséquilibre entre les deux langues officielles. La dominante gagne du terrain au Québec, la minoritaire s’amenuise hors Québec. Vos propres données le confirment. Il y a une seule minorité de langue officielle au Canada. Occupez-vous-en. 

Aux Franco-Ontariens, assumez vos pertes, prenez le temps de vivre vos deuils. Ne soyez plus tenté par les miroirs aux alouettes du bilinguisme institutionnel. Le bilinguisme institutionnel, c’est l’ouroboros des minoritaires : il mange sa queue et s’autodétruit. La mort de la Laurentienne était annoncée depuis longtemps. Simple. Une université franco-ontarienne à visage multiple s’ouvre à vous. Des campus à l’université de Sudbury, Hearst, Toronto, Ottawa. La pleine gestion universitaire qui emprunte des locaux, des services techniques parce que vous gérez votre financement. 

Tant de réflexions en perspective déboucheront sur de nouveaux inconnus. L’important est de se méfier de la rigidité qui tue l’aventure de l’esprit. On ne répètera pas ce qui nous a amenés où nous sommes. Il faut croire en l’inconnu gisant au fond de soi. Vivre la langue et la culture, c’est toucher une émotion, celle du manque, de l’absence, du faillible, de l’échec. D’où aussi l’instinct de vie à la rescousse. La force positive de l’aventure «langue et culture» ne sera pleinement appréhendée que si nous avons le courage de voir sa face cachée et négative. Il y a eu des décès, il y aura des nouveau-nés. La vie n’a de sens que par la mort à laquelle elle est liée et qu’il faut assumer. Sinon, il n’y a pas de sens, mais que rigidité et mort de l’esprit. 

Ma Laurentienne est morte. La renaissance n’est pas mue par l’espérance; c’est une nécessité.