le Dimanche 2 avril 2023
le Lundi 26 juillet 2021 15:15 Chroniques et blogues

Robert Dickson : s’enraciner dans la «terre de pierre de forêts et de froid»(1)

par Lucie Hotte, Directrice, CRCCF, Université d’Ottawa

La littérature franco-ontarienne, voire l’ensemble du monde culturel franco-ontarien, a une large dette envers Robert Dickson, une des figures les plus marquantes de l’Ontario français. Rien pourtant ne le prédestinait à acquérir ce statut au sein de la communauté franco-ontarienne, ni à devenir un des acteurs les plus importants de sa vie littéraire et culturelle, moins encore un de ses membres les plus engagés dans sa promotion et sa valorisation.

Né dans une famille anglophone d’Erin, en Ontario, son seul contact — mais un contact si important et si déterminant dans sa vie — avec le français était d’entendre ses grands-parents maternels parler la langue de Molière entre eux. D’origine belge, sa grand-mère était francophone alors que son grand-père polyglotte était hispanophone. Robert Dickson s’amusait à dire que sa langue maternelle était le français, mais que sa mère ne la parlait malheureusement pas!

À l’été 1972, il arrive à Sudbury où il a obtenu un poste de professeur de littérature à l’Université Laurentienne. Le futur poète parle déjà couramment le français, bien sûr, qu’il a appris l’école, perfectionné durant ses études universitaires et pendant un séjour en France, mais c’est à Sudbury qu’il devient véritablement franco-ontarien et c’est là que prendra forme son œuvre poétique.

Son arrivée coïncide avec la naissance du mouvement de revendication identitaire franco-ontarien qui se développe dans la foulée de la montée du nationalisme indépendantiste au Québec et de l’idéologie contreculturelle à laquelle adhèrent les étudiants de la Laurentienne et leur nouveau professeur. Cette mobilisation étudiante sera féconde à plus d’un titre puisque les étudiants, accompagnés de leur jeune mentor, fonderont plusieurs des institutions culturelles franco-ontariennes de Sudbury, dont les Éditions Prise de parole. Mais Robert Dickson sera plus qu’un professeur et un mentor, plus qu’un bénévole siégeant à maints conseils d’administration, plus qu’un mécène pour les artistes dont il collectionnait les œuvres, puisqu’il prendra lui aussi la plume et sera un des plus importants poètes de l’Ontario français.

La carrière d’écrivain de Robert Dickson prend sa source dans La Cuisine de la poésie, une vingtaine de spectacles inspirés des rencontres amicales dans la cuisine du poète qu’il a coorganisées afin de renforcer, sinon de forger, le sentiment d’appartenance à la collectivité franco-sudburoise et franco-ontarienne par la fête et l’amitié. Le premier recueil de Dickson, Or«é»alité, réunit des poèmes présentés lors de spectacles entre 1975 et la parution du livre en 1978. La première publication du poète est toutefois le poème-affiche Au nord de notre vie, qui sera repris dans le second recueil de Dickson, Une bonne trentaine, qui parait la même année que Or«é»alité. Ce poème est devenu un hymne de rassemblement franco-ontarien :

Ici


où la distance use les cœurs pleins

de la tendresse minerai de la

terre de pierre de forêts et de froid


nous


têtus souterrains et solidaires

lâchons nos cris rauques et rocheux

aux quatre vents

   de l’avenir possible

Le ton est donné pour une poésie ancrée dans le vécu du poète. Il ne s’agit pas tant d’une poésie militante franco-ontarienne que d’une poésie éminemment éthique, qui pousse à la réflexion sur le monde, la guerre, l’amour, les valeurs qui sont les nôtres et celles que nous devrions adopter. Cette dimension prendra de plus en plus d’ampleur dans les recueils qui suivront.

Abris nocturnes, qui parait aussi en 1978, aborde les thèmes de l’amour et de la paternité qui préfigurent l’importance qu’auront les scènes de vie ordinaire dans la poésie dicksonienne. Cependant, la vie quotidienne qui inspire les poèmes de Grand ciel bleu par ici (1997), d’Humains paysages en temps de paix relative (2002) et de Libertés provisoires. Poèmes 2002-2003 (2005), le conduit à méditer sur les grands enjeux de la vie contemporaine. Le privé devient ainsi l’occasion d’une réflexion sur le monde. Les deux derniers recueils sont par ailleurs empreints de nostalgie et adoptent un ton sérieux qui se démarque de celui d’Or«é»alité et d’Abris nocturne, plus joyeux et léger. Peu avant sa mort en 2007, Dickson participe à une installation de l’artiste visuelle française Sofi Hémon pour laquelle il écrit un poème «déambulatoire» de quelques pages intitulé Oser l’osier.

Robert Dickson a aussi été traducteur, notamment de Tomson Highway et de Jean Marc Dalpé, a joué dans plusieurs films franco-ontariens et s’est donné tout entier à sa communauté d’adoption, qui est devenue SA communauté en participant à maints évènements et organisations.

Au fil des ans, la contribution de Robert Dickson à la vie francophone en Ontario a été récompensée par de nombreux prix. En 1998, il reçoit le Prix du Nouvel-Ontario décerné à une personne pour sa contribution exceptionnelle au développement culturel et social de la francophonie ontarienne. L’année suivante, en 1999, il reçoit le Prix du Centre de recherche en civilisation canadienne-française de l’Université d’Ottawa en reconnaissance de son implication et de son œuvre. En 2005, Dickson reçoit les insignes, au rang de Chevalier, de l’Ordre de la Pléiade, remises par l’Assemblée des parlementaires de l’Organisation internationale de la francophonie. En 2006, l’Université Laurentienne lui remet un doctorat honorifique. Un an après sa mort, sa communauté d’accueil nomme une librairie en son honneur : la Librairie Grand ciel bleu aura pignon sur rue à Sudbury pendant trois ans.

C’est toutefois en 2002 que la reconnaissance littéraire suprême au Canada, soit le Prix du Gouverneur général, lui est remis pour son recueil de poèmes si exceptionnel Humains paysages en temps de paix relative.

Vivre en français en Ontario n’est pas facile. Les luttes sont constantes comme en témoigne celle qui touche l’éducation universitaire en français en ce moment dans ce Sudbury qu’il a tant aimé. C’est pourtant le choix audacieux qu’a fait Robert Dickson et nous, Franco-Ontariens, ne pouvons que nous enorgueillir qu’il nous ait choisis.

  1.   Cet article s’inspire de l’article que j’ai écrit pour l’ouvrage portant sur l’œuvre de Robert Dickson : «Robert Dickson : trajectoire de vie et consécration littéraire», dans Lucie Hotte et Johanne Melançon (dir.), Robert Dickson : écrire en temps de paix relative, Sudbury, Éditions Prise de parole,     2019, p. 13-50.