le Mercredi 29 mars 2023
le Mercredi 19 janvier 2022 14:14 Éducation

L’une des seules revues francophones de l’Université Laurentienne pourrait disparaître

  Photo : Jason Paris Creative Commons
Photo : Jason Paris Creative Commons

Enfance en difficulté, l’une des deux seules revues scientifiques francophones publiées par l’Université Laurentienne, pourrait bientôt sortir le dernier numéro de son histoire. Après que l’université bilingue du Nord de l’Ontario ait coupé son budget de financement en février 2021, l’avenir de la publication est incertain. Un scénario qui désole plusieurs chercheurs.

Au début de l’année dernière, au moment où l’université s’est placée à l’abri de ses créanciers, le professeur Yvon Gauthier a constaté que le budget d’environ 47 000 $ qui lui permettait de publier neuf numéros de sa revue annuelle — la seule au Canada français qui s’intéresse au domaine dont elle porte le nom, dit-il — avait disparu. Le rédacteur en chef est aujourd’hui «99,9 % sûr» qu’il ne reverra plus cette somme, même au terme de la restructuration de l’établissement.

«Je m’étais dit, en temps et lieu, je vais trouver l’argent [pour le prochain numéro] quelque part et à la limite je paierai de ma poche», relate au Devoir le professeur émérite. Après des mois de recherche pour trouver des subventions, c’est maintenant la seconde option qui prime. La semaine dernière, le Franco-Ontarien a appris, malgré ses demandes répétées, que l’établissement ne financera pas la publication du neuvième, et potentiellement ultime, numéro de la revue. Le cout moyen d’un numéro est de 5000 à 6000 $, évalue-t-il.

L’établissement postsecondaire n’a pas précisé si le budget sera de nouveau alloué pour les futures publications. Les demandes de dépenses sont évaluées individuellement durant la restructuration, dit-on. Celle de l’équipe d’Enfance en difficulté, pour la publication de son neuvième numéro, n’a pas été approuvée puisqu’elle ne soutient pas «directement la formation des étudiants», indique l’établissement. Un mémorandum datant du mois de novembre 2020 attestant la retraite du professeur confirme pourtant qu’il «aura accès aux fonds tant qu’il est rédacteur en chef du journal».

«La Laurentienne qui refuse de nous payer seulement 5000 $, c’est comme si on nous disait : “ce n’est pas si grave que ça”, lance Yvon Gauthier. La situation est grave», souligne-t-il, puisque des gens ont investi de l’argent et du temps pour permettre à la revue d’être publiée depuis près de 10 ans. Plus de 60 chercheurs ont publié des articles dans Enfance en difficulté depuis sa première édition en 2012, selon M. Gauthier. D’après des données du site Érudit partagées par le rédacteur-en-chef, 52 865 pages de la revue ont été consultées entre janvier et octobre 2021, une augmentation de près de 40 % par rapport à la même période en 2020.

Impact sur les recherches en français

Yvon Gauthier croit que la fermeture de la revue «serait une véritable perte» pour les experts dans le domaine de l’enfance en difficulté. Certains d’entre eux se désolent du sort incertain de la revue scientifique. «Je vois la fin de la revue comme un manque de volonté de soutenir les chercheurs et les professeurs francophones», laisse tomber le professeur de l’Université du Québec à Montréal, Éric Dion, qui a publié deux articles dans la revue.

«Je suis vraiment attristée», a réagi la professeure en travail social à l’Université du Québec à Chicoutimi, Ève Pouliot. La chercheuse a corédigé, pour la revue, un premier article en 2019 sur l’impact psychologique de la tragédie du Lac-Mégantic sur des élèves du primaire et en publiera un second dans le prochain numéro abordant l’actuel contexte sanitaire. Elle souligne qu’il serait «dommage de perdre cette tribune pour diffuser des résultats de recherche sur ce thème, surtout dans un contexte de pandémie qui affecte tout particulièrement nos jeunes».

Le rédacteur en chef dit ne pas pouvoir transférer sa revue ailleurs, comme le souhaite certains chercheurs qui l’ont contacté, puisqu’il affirme qu’il doit obtenir la permission de l’Université Laurentienne — avec qu’il a signé un contrat en 2010 — pour le faire. L’université n’a pas répondu à la question du Devoir à ce sujet.

Yvon Gauthier reconnait toutefois que des chercheurs francophones préfèrent publier en anglais plutôt qu’en français pour obtenir plus de visibilité. «C’est un secret de polichinelle : les chercheurs qui ont des données solides ont tendance à les publier à l’international parce que ça parait mieux», confirme le professeur Éric Dion, qui fait des recherches sur le décrochage scolaire et les troubles d’apprentissage. 

Les revues francophones au Canada et celles aux États-Unis représentent «deux univers complètement différents», dit-il. Selon le professeur de l’UQAM, les revues comme Enfance en difficulté doivent développer un nouveau créneau si elles veulent gagner en visibilité. Mais Enfance en difficulté n’aura peut-être pas la chance de le faire.

Cinq autres revues publiées par des membres de la communauté universitaire existent aussi, a écrit l’établissement par courriel, mais la plupart sont inactives depuis quelques années ou n’acceptent pas d’articles provenant de chercheurs d’autres universités, a constaté Le Devoir. Le Nurse Practitioner Open Journal, lui, a été publié pour la première fois en 2021.