le Lundi 27 mars 2023
le Jeudi 24 février 2022 10:15 | mis à jour le 24 février 2022 12:59 Courrier des lecteurs

Libérez-nous de vous

Les policiers se prépare à repousser les manifestants au centre-ville d'Ottawa le 19 février. — Photo : Inès Lombardo – Francopresse
Les policiers se prépare à repousser les manifestants au centre-ville d'Ottawa le 19 février.
Photo : Inès Lombardo – Francopresse

Comme plusieurs membres de la communauté, j’ai lu avec grande déception la lettre de Priscilla Pilon, Temps de passer au plan B, publiée dans le numéro du Voyageur de la semaine dernière. Je n’ai pas l’intention d’écarter les expériences positives de Mme Pilon au sein du «Convoi de la liberté»; je ne doute aucunement qu’elle s’y soit amusée. Je ne vais pas m’attarder à répondre à toutes ses affirmations parce que, franchement, ça prendrait trop de temps. Je n’ai pas l’énergie pour réitérer les preuves de la participation d’individus associés à des mouvements haineux ou conspirationnistes au convoi; des journalistes et organismes, comme le Canadian Anti-Hate Network, ont déjà bien documenté ces liens, peu importe combien certains tentent de minimiser leur présence. 

Je ne vais pas non plus m’éterniser sur le fait qu’une personne étant membre, ou se déclarant comme étant membre, d’une communauté marginalisée n’est pas magiquement libérée de toute responsabilité en ce qui concerne le traitement d’autres personnes marginalisées à ses mains ou aux mains des autres dans son mouvement qui s’en servent comme bouclier contre la critique. Puis, ce n’est pas du tout mon désir de défendre nos élus face à des critiques légitimes, quoique c’est surtout parce que je ne trouve pas que leurs actions sont allées assez loin, ont manqué d’audace et n’ont pas répondu aux responsabilités d’un gouvernement envers ses citoyens. Je préfère plutôt rappeler l’envers de la médaille de l’expérience que Mme Pilon nous a rapporté, soit celle des résidentes et des résidents d’Ottawa.

Autant qu’il puisse bien y avoir une tonne d’amour et un esprit de camaraderie qui règne chez les révolutionnaires fêtards, cet environnement positif ne s’étend pas à l’ensemble de la ville. Bien sûr, manifester et occuper l’espace public implique un certain degré de dérangement social et c’est rare que personne ne soit froissé par des actions du genre, mais en centrant sa conception de sa propre liberté dans ses revendications, le convoi ignore et brime effectivement les libertés des concitoyens qu’il prétend défendre. 

En quoi est-ce que harceler des itinérants et les travailleurs d’une soupe populaire aide à défendre leurs libertés? Que dire des travailleurs de la santé à qui on a suggéré de ne pas porter leur uniforme en public pour éviter des représailles? A-t-on décidé que leur liberté n’est pas aussi valable? Puis les commerçants du centre-ville qui ne font que demander le port d’un bout de tissu pour y entrer, comme il leur est mandaté par le gouvernement provincial, n’ont-ils pas le droit d’ouvrir leurs portes sans se faire engueuler ou cracher au visage? Les libertés des citoyens assujettis à des semaines de cacophonie constante ne comptent-elles pas aussi? La vaste majorité des Ottaviennes et Ottaviens (et, d’ailleurs, des Canadiens) n’appuie pas les actions du convoi. Peut-être serait-il temps pour ses membres de relativiser et de réaliser qu’ils n’aident pas autant qu’ils le pensent?

Je veux ouvrir une parenthèse un instant pour souligner la claque en pleine face que cette occupation représente pour les activistes communautaires qui militent depuis des années et travaillent fort sur le terrain pour la justice sociale et pour l’équité. Je ne peux pas compter le nombre de manifestations pour les droits autochtones, pour les vies des Noir.e.s et des personnes de couleur, pour les sans-abris, pour les femmes et les personnes victimes de violence genrée qui se sont mérité des réponses violentes et immédiates de la part des forces de l’ordre. L’absence d’une réponse policière, municipale ou provinciale, à même la capitale nationale illustre à quel point le convoi dégouline de privilège; il peut bien y avoir une ambiance festive, «comme un rassemblement de famille à Noël», quand on ne doit pas s’inquiéter que la police nous varge dessus! Bien que le gouvernement fédéral ait finalement décidé d’agir (on va se le dire, beaucoup trop tard et d’une façon démesurée quand même), si les manifestants du convoi sont à l’aise d’ériger un hot tub dans la rue devant le Parlement, c’est qu’ils sont bel et bien libres.

Autant que nous ayons tous des droits et libertés, nous avons également des responsabilités sur la façon dont nous en disposons. Dans le contexte canadien, ceux-ci n’existent pas dans un vacuum. Nous ne sommes pas que des individus dont les désirs priment d’abord; nous vivons en société, où le droit de l’un de lancer des coups de poing arrête juste avant le visage de l’autre. Mais tout de même, l’Article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés, le document que les convoyeurs aiment tellement citer, énonce certaines conditions pour les restrictions ou les limites pouvant être imposées sur nos libertés individuelles; elles doivent avant tout répondre raisonnablement à une situation donnée. 

Nous avons la liberté d’expression, mais nous ne pouvons pas promouvoir la violence contre un groupe cible. Nous avons la liberté de nous déplacer sur le territoire, mais pas si nous sommes incarcérés. Devoir porter un masque dans certaines circonstances et ne pas avoir accès à certains loisirs sans être vacciné dans le contexte d’une pandémie mondiale qui met en péril la santé et le bienêtre de l’ensemble de la population et du fonctionnement de notre société, il me semble que ce sont des limites raisonnables sur nos libertés.

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Croire que des mesures sanitaires limitant la propagation et la sévérité d’un virus et n’obligeant aucunement un individu à se faire vacciner doivent être éliminées dans leur ensemble fait preuve d’un énorme manque d’empathie pour les gens autour de nous, surtout ceux étant vulnérables ou incapables d’être vaccinés pour des raisons médicales. Quel droit avons-nous de sacrifier des vies pour aller au théâtre, au cinéma ou au gym? 

Est-ce que certaines mesures, comme des couvre-feux, relèvent du théâtral? Bien sûr. Est-ce que nos élus auraient dû en faire plus pour venir en aide aux gens affectés par ces mesures? Oui. Mais à chaque occasion, les gouvernements se sont montrés réticents d’agir rapidement et efficacement contre le virus et se dépêchent pour lever les restrictions dès que possible. Le convoi aurait pu attendre quelques semaines et ils auraient eu ce qu’ils souhaitent. L’énorme tranchée sociale, à laquelle réfère Mme Pilon, a été creusée par des gens qui ne veulent pas penser aux autres, qui ne veulent pas attendre, qui se mettent devant le bien collectif. Personne ne veut continuer à vivre sous des mesures pareilles, mais la majorité prend son mal en patience pour le bienêtre de tous, parce que des fois c’est ça vivre en société. 

C’est d’ailleurs dans cet esprit qu’un nombre important de gens à Ottawa a commencé à se mobiliser contre le convoi et à exploiter toutes les avenues qui leur sont disponibles pour mettre fin à leur calvaire. Ils font preuve d’une réelle solidarité en s’organisant et en s’appuyant les uns les autres, des gens ordinaires qui veulent, tout aussi désespérément que les membres du convoi, retrouver un semblant de liberté et de normalité dans leurs vies, mais qui réalisent que pour y arriver, nous devons le faire un pas à la fois, main dans la main. 

En fin de compte, j’espère que les membres du convoi, ses partisans et ses donateurs pourront réaliser le dommage qu’ils font (autant à leur propre cause qu’aux citoyens qu’ils terrorisent) et assumer les responsabilités que nous avons tous en société. Ce n’est pas simplement une question de ne pas être d’accord avec leurs opinions politiques, mais bien une question d’humanité et d’empathie. S’ils sont tellement concernés par la division dans notre société, une bonne première étape pour la réparer serait de quitter Ottawa, rentrer chez eux et nous libérer d’eux. Ensuite, nous pourrons voir si ça leur tente d’en jaser comme des adultes.

Alex Tétreault
Sudbury