
La professeure associée en orthophonie à l’Université Laurentienne, Chantal Mayer-Crittenden
La notion de risque est d’ailleurs au cœur de l’article publié par Mme Mayer-Crittenden dans la revue The Conversation : Malgré les risques, il faut encourager l’usage de l’anglais et d’autres langues dans les écoles francophones au Canada. Elle utilise aussi le terme «dernier recours» dans son article.
«Le translangage pédagogique permet aux élèves d’utiliser toutes leurs langues afin de faciliter leurs apprentissages. Par exemple, l’élève pourrait explorer, dans sa langue dominante (l’anglais), un nouveau concept enseigné en français, de manière à assurer une compréhension approfondie de la matière. Par la suite, il passerait à la rédaction de ses idées dans la langue cible (le français)», explique-t-elle dans le texte.
En entrevue avec Le Voyageur, Mme Mayer-Crittenden prévient qu’il ne faut pas appliquer le translangage n’importe comment. Il y une technique à développer pour que ce soit bien enseigné et bien appliqué par les élèves. «Si on permet n’importe quoi, de parler dans n’importe quelle langue, c’est sûr que l’anglais va l’emporter.»
«Il ne s’agit pas nécessairement de permettre l’anglais ou d’enseigner en anglais pour ensuite tisser des liens en français. C’est comment bâtir sur les connaissances qu’ont déjà les enfants», poursuit-elle. Ça peut être l’anglais, mais pour les immigrants, ça peut être leur langue.
«Les élèves peuvent avoir de bonnes idées dans leur langue dominante, la langue dans laquelle ils pensent, mais avoir de la difficulté à les exprimer. Le résultat que ça donne, c’est peut-être une idée pas très développée, comme s’ils n’ont pas bien suivi les consignes», explique la professeure.
Elle avance que si une première version du travail est faite dans la langue dominante, il y aura des gains langagiers dans la production de la version finale en français.
Lorsqu’on demande à un élève de laisser une de ses langues ou cultures à la porte d’entrée, on lui demande de laisser une partie de son identité derrière lui
Les bases de la réflexion
Chantal Mayer-Crittenden observe le domaine du translangage depuis environ 5 ans. Elle croit qu’il y a aujourd’hui assez de recherches qui ont été faites pour en suggérer l’utilisation. Des recherches surtout faites au Pays basque espagnol, où la langue basque est beaucoup plus à risque. «On a une situation semblable à la nôtre où ça a fonctionné.»
L’anglais est depuis longtemps omniprésent dans les écoles de langue française, mais il l’est de plus en plus en partie en raison de la présence des enfants des parents ayant-droits; c’est-à-dire des parents qui peuvent envoyer leurs enfants dans les écoles de langue française parce qu’ils les ont fréquentés, et ce, peu importe la langue d’usage à la maison.
La professeure a écouté les classes de ses enfants pendant la pandémie. Elle a observé que les élèves franco-canadiens utilisent déjà le translangage, mais sans outils et sans un bon cadre. «Lorsque les élèves étaient dans des salles de conférence, qu’ils devaient faire des travaux de groupe, il y avait tellement de translangage. Ils se parlaient dans les deux langues et développaient leurs idées, mais le produit final était en français.»
Risques non négligeables
«Je pense que le plus gros inconvénient est le manque de compréhension», avance Chantal Mayer-Crittenden. Elle fait entre autres référence au Guide d’initiation aux approches plurilingues envoyé aux conseils scolaires par le Centre franco-ontarien de ressources pédagogiques (CFORP), à sa connaissance sans autres formes d’accompagnement. Elle n’est pas convaincue que le document de 100 pages a été lu au complet ou bien compris par tout le monde.
La professeure spécialisée en éducation à l’Université Laurentienne, Louise Bourgeois, est plus réfractaire au translangage et soulève plusieurs autres dangers. Elle rappelle d’entrée de jeu que le rôle des écoles de langue française est d’enseigner «en français», contrairement aux écoles d’immersion qui enseignent «le français».
Leur mandat est également de protéger, de valoriser et de transmettre la langue française et la culture francophone
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La professeure spécialisée en éducation à l’Université Laurentienne, Louise Bourgeois
Elle s’inquiète que la technique, qui permettrait de faire la recherche et les réflexions en anglais, ne renforce avant tout l’acquisition de cette langue première.
Mme Bourgeois n’est pas non plus convaincue que le transfert des connaissances vers le français sera réussi. Même avec des instructions et une méthode en place, le recours aux outils de traduction est une voie trop facile.
«Les élèves le font déjà. Une enseignante m’a raconté avoir reçu un texte de 7e année intitulé Mon voyage en porcelaine. C’était finalement un texte qu’elle avait écrit en anglais, My trip to China, elle avait utilisé un logiciel de traduction et n’a jamais écrit un traite mot en français.»
Chantal Mayer-Crittenden avance plutôt que les logiciels de traductions peuvent faire partie des outils; il faut simplement montrer aux élèves à s’en servir intelligemment et corriger ce qu’ils donnent comme réponse.
«Pour maitriser une langue, il faut que tu la parles souvent, que tu l’écrives tout le temps.» Et comme beaucoup d’élèves parlent en anglais à la maison, les cinq heures d’école sont souvent la seule occasion qu’ils ont de la pratiquer.
Même avec des directives et une méthode en place, Mme Bourgeois s’inquiète des risques de dérapage. «Une fois que c’est dans les salles de classe, on ne le contrôle plus.»
Déjà imparfait
Louise Bourgeois ne nie pas que le système actuel n’est pas parfait, qu’il fonctionne plus ou moins. L’attirance pour l’anglais est omniprésente. Mais elle ne croit pas que le translangage soit la solution.
On sait par exemple que la forte proportion d’élèves qui ne parlent pas le français couramment «a un effet retardateur sur les élèves qui le parlent couramment», dit-elle. Elle entend aussi des élèves de 12e année dire qu’ils ne se sentent pas préparés pour poursuivre leurs études postsecondaires en français.
«C’est cahoteux, mais ça va de soi qu’enseigner une langue en milieu minoritaire, ça a beaucoup d’obstacles. Moi, mon inquiétude, c’est d’ouvrir la porte à cette idée d’utiliser la langue anglaise. Si on dit en science que tu peux aller explorer en anglais un concept, la langue d’enseignement, ce n’est plus le français.»
Ce qui aide le plus les élèves, dit Mme Bourgeois, c’est de parler en français à la maison. Mais c’est aussi l’endroit où il est plus difficile, voire impossible, d’intervenir.
Sans renier les risques, Mme Mayer-Crittenden rappelle que le français est une langue internationale moins à risque de disparaitre et qui restera une valeur ajoutée à ceux qui seront capables de la parler.