le Samedi 27 mai 2023
le Jeudi 21 avril 2022 10:16 | mis à jour le 21 avril 2022 10:17 Chroniques et blogues

Traduction douteuse

Le rapport Le droit de lire : enquête publique sur des questions touchant les élèves ayant des troubles de lecture — Photo : Shutterstock
Le rapport Le droit de lire : enquête publique sur des questions touchant les élèves ayant des troubles de lecture
Photo : Shutterstock
Une analyse en trois parties de la traduction du rapport Le droit de lire : enquête publique sur des questions touchant les élèves ayant des troubles de lecture de la Commission ontarienne des droits de la personne par la professeure d’orthophonie Michèle Minor-Corriveau.

La traduction du rapport Le droit de lire est problématique. Le rapport n’a pas été adapté à la réalité des francophones qui sont scolarisés en français en situation linguistique minoritaire. Il s’agit d’une traduction très directe — très souvent littérale -— et non d’une adaptation, qui se lit comme une traduction Google dans laquelle aucune statistique sur nos enfants n’a été incluse, ni aucune pratique exemplaire sur la manière d’enseigner et d’apprendre à lire ou à écrire en français. 

La Commission ontarienne des droits de la personne (CODP) n’a tout simplement pas considéré la minorité linguistique francophone de l’Ontario, soit la plus nombreuse au Canada, qui compte 53,76 % de la population francophone minoritaire au pays

Lire la première partie…

L’absence de nuance entre les deux versions du rapport est évidente. À titre d’exemples, voici des termes ou expressions qui manquent de saillance en français, ou dont le sens littéral est différent en français :

  • Le «3-cueing system» est traduit par «les trois systèmes d’indices». D’une part, le lecteur ne comprend pas trop ce à quoi on fait référence et, d’autre part, la traduction laisse entendre qu’il y a trois systèmes, alors qu’il s’agit de trois indices ou repères faisant partie d’un même système. Un retour au document en anglais a permis de reconnaitre le concept qui est évoqué. Ce phénomène se produit à plusieurs reprises en référence à d’autres concepts dans le document.

À la page 33 du rapport de langue anglaise, dans la section «Barriers for students learning in French», on traite des obstacles auxquels sont confrontés les élèves qui apprennent dans un contexte d’immersion en français. Il s’agit d’une situation très différente de celle des élèves qui sont scolarisés dans les écoles de langue française à titre de langue maternelle, bien qu’un pourcentage important d’enfants qui fréquentent les écoles de langue française aient eu une exposition limitée à la langue française à leur rentrée à l’école. Cette distinction n’est pas soulignée dans le rapport en langue française, ce qui est regrettable. Le même constat a été repéré dans les 157 recommandations : lorsque des références à la langue française figurent dans le document en anglais, c’est davantage dans un contexte d’immersion. D’ailleurs, lorsqu’ils mettent en valeur la langue anglaise, dans le document de langue française on lit : «la langue d’apprentissage», comme suit :

124. Les conseils scolaires devraient cesser d’exiger que les élèves multilingues apprennent la langue d’apprentissage depuis un certain nombre d’années avant d’être aiguillés vers des services d’évaluation. (…) Si l’élève accuse du retard après une année d’exposition au français/à l’anglais, une évaluation détaillée de ses compétences en lecture, épellation, écriture et mathématiques serait appropriée. Une attention spéciale devrait être accordée à l’analyse des succès et des erreurs.  124. School boards should stop requiring multilingual students to have a minimum number of years of learning English or French before referring them for assessment. (…) If the student is still struggling after one year of exposure to English/French, a detailed assessment of reading, spelling, writing and mathematics is appropriate. Special attention should be paid to analyses of successes and errors.

Parmi d’autres erreurs, omissions ou traductions trompeuses, on trouve :

  • «Educators» qui est traduit par «éducateurs», alors qu’on fait référence au personnel enseignant. L’emploi du terme «éducateurs» en français est équivalent à «educational assistants» en anglais. La distinction est importante par respect pour les deux professions. 
  • «EQAO», dont l’équivalent français est l’«OQRE», est traduit par EQRO, ce qui est incorrect, bien qu’il est souvent traduit correctement. Une révision linguistique par quelqu’un qui s’y connait dans le domaine de l’éducation aurait permis d’éliminer plusieurs maladresses et aurait donné une force apparente au document final. 
  • Le terme «area (of difficulty)» est traduit comme «chapitre», ce qui n’a aucun sens étant donné le contexte. Le lecteur se voit obligé, encore une fois, de consulter la version en langue originelle pour en saisir le sens juste. 
  • L’expression «basic skills» est traduite de manière interchangeable comme  «compétences initiales» ou «compétences de base en lecture», plutôt que par les termes reconnus en français «compétences fondamentales» ou «fondements en lecture».
  • Le terme «spelling» est traduit par «épellation» au lieu de «compétences à orthographier» ou «compétences en orthographe» ce qui aurait mieux évoqué la terminologie employée dans les écoles de langue française.   
  • Les images du rapport complet n’ont pas été traduites, même lorsqu’il aurait été acceptable de le faire :

Figure 5 : Modèle d’approche multiniveaux du ministère de l’Éducation

Source : https://www.ohrc.on.ca/fr/

Les données présentées dans le document sont rapportées en anglais et ne reflètent pas les données probantes recueillies auprès d’élèves de langue française, ce qui témoigne d’une approche normative anglo-centrique peu inclusive, ce qui va à l’encontre du mandat de la CODP. 

Il existe un grand nombre de communautés où les francophones ne sont pas parfaitement bilingues et auraient du mal à comprendre ce qui est présenté ou à savoir départager les faits qui se rapportent à leur enfant ou à leur réalité. Si les données n’existent pas en français, alors il aurait fallu le rapporter, transparence oblige.

De mauvaises cibles

Une importance excessive a été accordée au terme «dyslexie» dans le rapport. Le terme «dyslexie» signifie une incapacité à accéder au code écrit, donc à décoder : dys = difficulté et lexie = lecture. 

Bien que plusieurs évitent l’utilisation de ce terme peu utilisé en milieu scolaire et que le rapport d’enquête suggère que son utilisation doit devenir plus courante, ce qui est également  soutenu par de nombreux professionnels et par la recherche, il ne s’agit pas du trouble du langage écrit le plus répandu. Il existe un plus grand nombre d’élèves qui arrive à décoder, sans pour autant tirer du sens de ce qu’ils lisent, que d’élèves qui n’arrivent pas à décoder correctement. 

Ces difficultés ne s’estompent pas avec le temps chez certains élèves malgré les mesures de prévention qui sont mises en place, d’où l’importance de pister les progrès à partir d’une intervention explicite bien planifiée pour être en mesure de savoir de quel type de trouble du langage écrit il s’agit. La pertinence des objectifs d’enseignement, soit la différenciation pédagogique, en dépend.

Des recommandations qui font sourciller

La traduction n’est pas la seule partie du rapport qui n’est pas conforme à la façon dont les choses se passent dans les écoles de langues françaises. Des stratégies qui sont davantage utilisées et pertinentes dans l’enseignement de la lecture en anglais se retrouvent dans la version française du rapport. 

Par exemple, l’une des différences philosophiques fondamentales entre les deux programmes-cadres et les pratiques pédagogiques exploitées par les conseils scolaires de langue française ou anglaise est le fait que l’approche du système à trois indices (ang. «3-cueing system» ou «MSV») est beaucoup moins usitée dans les écoles francophones, ou l’est-elle tout autant sous un autre nom? 

Même si cette terminologie est reconnue par très peu d’enseignantes et d’enseignants à l’extérieur des contextes de l’immersion ou des écoles de langue anglaise, les stratégies comme : «Est-ce que ça a du sens» (S), «Est-ce que ça sonne correct» (St), «Est-ce que ça a l’air correct» (V) ou encore «Regarde l’image pour t’aider», «Peux-tu trouver un mot de la même famille» ou «Lis toute la phrase pour voir si tu peux deviner» sont bel et bien présentes dans les écoles et sont reconnues comme étant des pratiques à éviter. Bien avant la présentation de ce rapport, les orthophonistes scolaires ont longtemps dénoncé ces rétroactions correctives peu efficaces, voire nuisibles au développement des compétences de l’apprenti lecteur. 

Exemple de d’apprentissage de la lecture à partir de GB+.

Source : https://www.cheneliere.ca/

Le recours au sens comme stratégie de dépannage lors de la lecture n’est pas forcément contre-productif au départ. Que fait alors le lecteur compétent lorsqu’il est confronté à un mot qu’il ne comprend pas pendant la lecture? Il tente de dégager un sens à partir du contexte de la phrase. Cette stratégie est utile lorsque les compétences langagières sont suffisamment développées peut toutefois être nuisible lorsque l’on encourage l’élève qui n’a pas encore maitrisé toutes les correspondances grapho-phonémiques (lettres-sons) à se fier à l’image au lieu des lettres ou à deviner le sens d’un mot à partir du sens des mots environnants ou de la structure de la phrase. 

Cette stratégie retient une pertinence lorsque l’apprenti lecteur passe du stade d’apprendre à lire, au stade de lire pour apprendre. À ce moment, le lecteur confirmé approfondit ses connaissances sur le monde à partir de ce qu’il lit. C’est une question d’enseigner les bonnes choses au bon moment. 

La semaine prochaine, un coup d’œil aux pistes de solutions.