Le sociologue Fernand Dumont nous rappelle dans sa Genèse de la société québécoise que chaque société est animée par une utopie. Si elle symbolise un horizon en perpétuel déplacement et qui n’est jamais réellement atteignable, elle représente néanmoins les aspirations partagées par les membres d’une société.
À chaque société son utopie. «Liberté, égalité, fraternité» représente l’utopie de la République française. Le rêve américain demeure l’utopie des États-Unis. La nôtre est plus modeste, mais tout aussi légitime.
Les bases de l’utopie en francophonie canadienne ont été formulées il y a près de deux siècles. Elle cherche à aménager, dans la mesure du possible, des espaces autonomes de vie française. Elle aspire également à poursuivre cette aventure dans la durée. Elle y arrive en se dotant de structures — des institutions — qu’elle gère, lui permettant de poursuivre son horizon. Dynamique, cette utopie génère, par son histoire, sa littérature et ses idées, une référence collective que partagent ses membres. C’est ainsi qu’on peut dire que l’Ontario français a une prétention sociétale, nationalitaire.
Est-il encore permis de rêver? Peut-on toujours aspirer à cette utopie? Voilà l’objet de ce troisième texte, prospectif, sur les 60 prochaines années du fait français à la Laurentienne. Avant d’aller trop loin, toutefois, qu’on me permette une digression : réfléchissons à l’absence d’utopie qui domine présentement la Laurentienne.
Une nouvelle trahison des clercs?
L’université fut conçue pour être un lieu humaniste de libre réflexion, indépendante des caprices du marché, des politiciens et des gestionnaires. Force est d’admettre, à l’instar de Simon Laflamme il y a quelques semaines, qu’il y a eu un schisme, une désinstitutionnalisation de cette mission fondamentale, en faveur de sa technocratisation et sa marchandisation.
Un nouveau culte assaille les murs des universités : celui de la «nouvelle gestion publique», l’antithèse de l’humanisme. Cette idéologie brouille la frontière pourtant bien évidente entre institution publique et entreprise privée. La collégialité n’y est qu’un simulacre. On y substitue une forte hiérarchisation de sa structure. Exit poésie, bonjour technocratie!
La doctrine officielle de ce culte repose sur l’adoration de nouvelles idoles : les mesures de performance. Ma préférée est sans doute «l’impact de recherche». Cette dernière mesure est particulièrement troublante, puisqu’elle se résume, à quelques exceptions près, à la capacité du chercheur publier dans des revues savantes «bien cotées», soi-disant «internationales», et de langue anglaise bien entendu. La valeur d’une recherche n’est plus intrinsèque, mais se mesure dans sa capacité d’intéresser la classe dominante ou les médias de masse. Rien n’est plus inquiétant pour une minorité comme la nôtre.
De nouveaux dogmes s’imposent : ceux de «l’excellence» et de «l’innovation», des concepts vides de sens, mais que l’on répète ad nauseam. De nouveaux dictats confirment leur importance dans les innombrables plans stratégiques (#Imagine2023, plan de recherche, plan académique, alouette).
Ce qu’on croit être de la poésie se résume à des slogans, des mots à la mode, des buzzwords. Nos gestes montrent clairement que, chez nous, l’avenir est la chasse gardée de ceux qui consentent à la langue de Shakespeare. Les compressions successives et soutenues contre le français à la Laurentienne en sont le triste témoignage. Relisons Patrice Desbiens qui capte bien le sentiment : «je suis le franco-ontarien / cherchant une sortie / d’urgence dans le / woolworth démoli / de ses rêves».
Est-il toujours permis à la Laurentienne de penser l’utopie en Ontario français?
Un détour manitobain pour une utopie possible
Pour s’inspirer, allons voir ailleurs. Permettez-moi de vous raconter mon séjour au pays de Louis Riel et de Gabriel Roy, à l’Université Saint-Boniface, en 2017.
Les Franco-Manitobains, qui ne comptent qu’un dixième de la population franco-ontarienne, ont une université. On y commande son repas en français. Les gens nous causent en français. Les cours sont donnés en français. L’administration opère en français. La vie universitaire est «pensée» en français. Tout cela est normal. C’est déstabilisant.
Le corps étudiant? Il n’y a qu’un tiers qui est issu du Manitoba français. Ils représentent le socle. À eux s’ajoute un tiers d’étudiants venant d’écoles d’immersion et qui acceptent de se prêter au jeu et de vivre l’expérience universitaire en français. L’autre tiers, issu des quatre coins de la planète, vient enrichir la vie franco-manitobaine par leur présence.
L’Université de Saint-Boniface est le pivot de la vie française dans cette province. Elle est profondément enracinée dans son milieu et représentative de la complexe réalité francophone des Prairies, tout en étant ouverte sur son milieu et sur le monde. Elle joue pleinement son rôle d’institution.
Pour quelqu’un qui a passé une quinzaine d’années à côtoyer les trois institutions universitaires bilingues de l’Ontario comme étudiant et comme professeur, cette expérience m’a profondément bouleversé. J’ai perdu mes repères. Les Franco-Manitobains m’ont appris que ma langue suffisait d’elle-même et qu’elle n’avait pas besoin de l’approbation de la majorité dominante pour être légitime. L’utopie, dans toute sa poésie, était possible encore aujourd’hui. Est-ce le cas dans la Cité du Nickel?
D’aucuns vont dire, comme ils le font depuis 60 ans déjà, que ce serait la catastrophe : le projet serait irréaliste; le marché n’existerait pas; on perdrait encore plus de programmes. À ces angoisses, soulignons qu’il y a trois fois plus de Franco-Ontariens dans le Nord-Est qu’il n’y a de Franco-Manitobains. Plus fondamentalement, répondons que se doter d’une institution à notre image nous permettra de la construire à la hauteur de nos ambitions.
Lisons une dernière fois l’historien sudburois Gaétan Gervais : «[O]n ne dira jamais assez la nécessité pour un groupe en situation minoritaire d’insister sur ses structures propres, ici et maintenant, pour éviter toute stagnation, acculturation, assimilation, ou absence de dynamisme». Pour vaincre le «régime d’exclusion», il faut s’en donner les moyens. Heureusement, cela ne nécessitera pas de grands projets de «modernisation» qui hypothèquera la santé financière de l’institution pour les 60 prochaines années.
Si nous sommes véritablement bilingues et triculturelles, insistons pour briser la culture de domination qui trône sur nous depuis 60 ans. Donnons à nos trois cultures sociétales les moyens de s’émanciper. Donnons-leur le don de soi-même, afin qu’elles puissent réaliser leur utopie. Donnons-leur l’autonomie. Qu’on ait enfin, à Sudbury, notre université.
Voilà un beau projet d’avenir.
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Qu’on me permette de conclure ce dernier texte autrement. Ces trois lettres ont été écrites alors que je tenais mon nouveau-né dans mes bras. C’est lui qui m’a inspiré de penser le passer, le présent et l’avenir. Ces textes lui ont été bercés, chantés et cajolés dans la poésie qu’est la vie nouvelle. Ils lui sont une lettre d’amour, remplie d’espoir.
Vieux de ses quatre semaines, mais suivant les pistes vieilles de quatorze générations, il est la preuve vivante que l’horizon existe, que l’utopie est possible.
Serge Miville
Professeur agrégé
Département d’histoire
Chaire de recherche en histoire de l’Ontario français